Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

03/01/2014 - À crime imprescriptible, douleur inextinguible.

La terreur engendrée par la «disparition forcée» broie les intimités et défait les liens sociaux. Le pouvoir tente d'empêcher la résistance, mais c'est sous-estimer la mémoire des sens. Se taire est intenable. Et si témoigner totalement semble impossible, les victimes, peu à peu, se transforment en résistantes par leur volonté de dire et de montrer malgré tout.

Les «Mères de la place de Mai» - suivies par les frères et soeurs, les enfants de disparus et les survivants des camps - nomment l'innommable à travers une parole exploratoire, compensent l'invisible et l'irreprésentable à travers une esthétique reconstruite, recréent du lien social à travers les petits liens de sens et les émotions des récits partagés. Elles renversent point par point les intentions de déshumanisation.

Mêlant expériences de terrain et témoignages directs de victimes résistantes, cette réflexion transdisciplinaire propose un filet de sens pour appréhender l'horreur.

Alice Verstraeten est docteur en anthropologie, auteure et illustratrice. Elle a publié divers articles sur la disparition forcée argentine dans des revues françaises, québécoises et internationales. Elle a co-réalisé, avec sa soeur Cécile Verstraeten, le film documentaire Victor (2009), portrait d'un survivant de l'ESMA (l'un des plus grands camps argentins de disparition) résistant quotidiennement à la terreur et à l'impunité.

  • Les courts extraits de livres : 03/01/2014

Avec la dernière dictature militaire argentine, une brèche s'est ouverte dans l'intimité de dizaines de milliers de familles, une brèche s'est ouverte dans le vivre ensemble.

Cette brèche, c'est la «disparition forcée».

Entre 1976 et 1983, le triumvirat militaire au pouvoir à Buenos Aires institutionnalise la traque des opposants et, plus largement, des «différents». Guérilleros guévaristes ou péronistes, théologiens de la libération, artistes, intellectuels, indigènes et, surtout, ouvriers syndicalisés, tous sont amalgamés dans la rhétorique délirante de la propagande. Devenus des «subversifs apatrides et judéocommunistes», ils sont enlevés par des escadrons de la mort qui leur bandent les yeux et les jettent dans des Ford Falcon sans plaque d'immatriculation. Les Ford Falcon - véhicules officiels de la police - sont ainsi, dès l'entrée en disparition, marquées du sceau de l'illégalité et du secret. En fait, les disparus n'existent plus pour la loi et n'ont plus droit au droit. Ils perdent leurs noms, remplacés souvent par une lettre et un numéro. Ils sont séquestrés dans des camps, enchaînés, torturés puis, dans leur immense majorité, assassinés.

Pendant ce temps, les familles arpentent désespérément le labyrinthe bureaucratique en tous sens, en quête de la moindre trace et du moindre indice. On leur dit que les disparus «n'existent pas». Elles découvrent l'ampleur du monolithe de l'impunité.

L'impunité rend les crimes commis toujours actifs, toujours destructeurs au présent. Plus encore, elle les aggrave continuellement. Elle transforme le meurtre en un meurtre permanent.

La disparition - accompagnée de l'impunité comme de son ombre - est une violence extrême. La terreur qui en découle broie les intimités et défait les liens sociaux. Elle tente de tuer le politique et d'empêcher toute forme de résistance.

A crime imprescriptible et continuellement aggravé, douleur inextinguible. Or, les bourreaux semblent avoir sous-estimé le pouvoir du ressac. Ils ont sous-estimé la douleur infligée aux victimes. Ils espéraient scléroser les liens sociaux et la résistance dans la terreur. Mais la douleur est telle que se taire est intenable. Si témoigner pleinement, soit penser l'impensable, dire l'indicible et représenter l'irreprésentable, est impossible, en revanche se taire est insoutenable.

Alors, les victimes ont inventé. Elles ont témoigné malgré tout. Sur un champ de ruines politique, elles ont déjoué les silences et les mensonges de la junte pour nommer l'innommable à travers une parole reconstruite, elles ont compensé l'invisible et l'irreprésentable à travers une esthétique reconstruite, elles ont recréé du lien social à travers les petits liens de sens et les émotions des récits partagés. Elles ont renversé point par point les intentions de déshumanisation.

La parole «malgré la disparition» (relevant de l'intelligible, de l'entendement) et l'esthétique «malgré tout» (relevant du sensoriel, du perceptif) se développent dans l'espace public. Les victimes, devenues témoins et donc acteurs de la résistance, font émerger une expression polyphonique de la disparition. A défaut de pouvoir affronter la terreur, elles cherchent dans la multitude des récits des éléments de compréhension qui ne seront pas frontaux, mais transversaux. Elles inventent des chemins de traverse ludiques, théâtralisés, pour raccrocher du sens à l'horreur.

Dans une dictature, puis dans une démocratie malade des plaies non cicatrisées du terrorisme d'État, lorsque le politique meurt au profit de l'ordre et de l'unité, une expression polyphonique du crime contre l'humanité fait désordre. Un désordre vital.

La mémoire des sens, devenue résistance ludique et foisonnante, construit un filet de sens pour appréhender l'horreur. Un réseau se constitue et des mises en scène se multiplient dans l'espace public. La théâtralisation rejoue alors l'articulation - fondatrice du vivre ensemble - entre l'intime et le public. La résistance y trouve à la fois une dimension cathartique ou éthique (se rendre capable d'appréhender la disparition, de la penser), et une dimension politique (susciter des réactions, provoquer la fin de l'impunité). Toujours en mouvement, toujours en (re)création, cette résistance est tendue. Elle rejette le consensus, la réconciliation, le pardon.

Cette résistance pose des interrogations vitales à toute élaboration d'un vivre ensemble, en quelque endroit de l'humanité qu'il se trouve. Les «Mères de la Place de Mai» sont les mémoires vivantes d'un XXe siècle laminé et les consciences du XXIe siècle qui en découle.

Auteur : Alice Verstraten  Date de saisie : 03/01/2014  Genre : Politique  Editeur : Hermann, Paris, France  Collection : Mémoire et survivance

Auteur : Alice Verstraten Date de saisie : 03/01/2014 Genre : Politique Editeur : Hermann, Paris, France Collection : Mémoire et survivance

Tag(s) : #Femmes dans la société, #Femmes - repères biographiques, #Histoire - Documentaires
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :