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http://crh.ehess.fr/docannexe/image/1188/img-1.jpgChristophe Prochasson à travers ce volume d’articles, antérieurement publiés dans divers livres et revues, les chapitres IV et l’épilogue étant seuls inédits, revient sur ce qui fait le cœur de l’historiographie française aujourd’hui, à savoir les questions posées par le témoignage et son utilisation dans l’économie de « vérité » appliquée ici à la guerre. Onze chapitres se distribuent en trois parties : la première consacrée à la manière dont la Grande Guerre est perçue, présentée, travaillée, conceptualisée aujourd’hui, notamment par les historiens, devenus les gardiens de la « vérité » sur un événement orphelin de ses acteurs. La deuxième partie s’inscrit pleinement dans les réflexions portant sur les témoignages. L’auteur y appelle à un renversement nécessaire de perception des témoignages, afin de progresser sur le terrain de la compréhension des récits et des expériences des soldats. Enfin, la troisième partie, où voisinent étude d’ensemble et études particulières, revient sur les expériences d’intellectuels dans la guerre. La cohérence de l’ensemble reposant finalement sur le regard que nous portons aujourd’hui sur ce conflit, sur les « liens qui unissent nos contemporains à ce passé tragique ». En ce sens, tout en apportant des analyses neuves, C. Prochasson présente, discute, argumente, bref, travaille les termes de la controverse soulevée par l’irruption des notions de culture de guerre et de consentement dans le champ des études sur la Grande Guerre. Il faut en cela reconnaître à l’auteur d’être le premier à apporter sérieusement des bases de réflexion approfondie, et discuter les arguments qui ont pu être opposés à ce type d’interprétation1. C’est, me semble-t-il, là que réside l’intérêt majeur de l’ouvrage. Insistons maintenant sur quelques points particulièrement saillants de l’ouvrage.

Le premier chapitre, extrait de son livre publié en 2008, L’Empire des émotions. Les Historiens dans la mêlée, Christophe Prochasson tente de se placer justement au-dessus de cette mêlée. La « violence du débat » entre historiens du premier conflit mondial en France aujourd’hui étonne l’auteur qui s’inscrit pourtant dans la polémique alors même que certains des historiens dénigrés dans son propos se sont employés depuis des années à discuter leur propre point de vue, à toujours privilégier le travail de fond à partir de documents présentés, critiqués, comparés.

Sur le même registre, comment interpréter les charges pesant contre les « bons » témoignages proposés comme tels par Jean Norton Cru, dont la méthode est stigmatisée au motif que Témoin2 a été revendiqué comme modèle à suivre par Rassinier et la mouvance négationniste : curieuse démarche pour un historien que celle de s’appuyer sur les usages ultérieurs d’une œuvre pour en décrier le contenu. Relire l’histoire en en connaissant la fin est un travers courant de l’histoire politique, et l’auteur n’est évidemment pas le premier à faire preuve d’anachronisme, mais il pose en la matière des questions très délicates : devrait-on rejeter le travail de C. Prochasson s’il faisait un jour l’objet d’usages peu recommandables ? Et la démarche est d’autant plus problématique que l’auteur relève fort heureusement de très importantes divergences entre le travail de Jean Norton Cru (sensible à la bonne foi des témoins), et la posture de Paul Rassinier, puisque celui-ci n’a simplement jamais entrepris le travail bibliographique minutieux du premier, fondé sur la mise en œuvre de critères de jugement aussi objectifs que toujours discutables. Trop vite rapproché de ce courant, Jean Norton Cru ne peut en rien être comptable de l’utilisation postérieure de ses écrits, déformés, pour une cause qu’il n’a pas défendue. C. Prochasson sait pourtant user dans d’autres parties de son livre de plus de mesure, notamment lorsqu’il inscrit le bibliographe Cru dans son « système de valeurs » et son « outillage mental », même s’il le rappelle, d’autres s’y sont essayés avant lui. Comparant les recensions de témoignages publiés dans la Revue historique dès le conflit et jusqu’en 1921, dans lesquels « la vigilance factuelle est moindre », avec les travaux de Jean Norton Cru, C. Prochasson met justement en valeur l’intérêt de l’œuvre de ce dernier qui s’appliquait à travailler pour les historiens en débusquant d’abord ceux qui ont parlé de la guerre sans la connaître, ou en en maquillant sciemment et grossièrement la nature.

Dans le chapitre V intitulé « Qui ne dit mot consent ? Une approche critique du « consentement patriotique », l’auteur discute les concepts de « consentement » et de « dictature du témoignage ». Il différencie les motivations prêtées à la majorité et aux plus « raffinés », et mesure la variété des facteurs qui peuvent expliquer cette même motivation à la ténacité, conduisant ainsi à des comportements allant de la contrainte à l’acceptation. C. Prochasson met en lumière le spectre des comportements allant de l’une à l’autre, lorsqu’il écrit notamment : « On peut même aller plus loin dans l’articulation du refus et du consentement. Une lassitude, un désespoir circonstancié, sous l’emprise par exemple d’une dynamique collective qui fut celle des mutineries de 1917, peuvent ne pas rendre contradictoire le rejet de la guerre (…) et la volonté de résister à l’adversaire ». Il évoque les indices pouvant prétendre à l’hypothèse d’un « consentement majoritaire » chez les combattants, en allant chercher du côté des sciences sociales pour comprendre ce que peut revêtir l’usage de ce concept. Nous suivons l’auteur lorsqu’il évoque le consentement complexe dans un régime démocratique : « Le consentement n’est jamais tout à fait libre, pas plus qu’il n’est tout à fait forcé. C’est dans cette marge ténue que se joue la liberté des acteurs. Restreinte, elle n’est pas dérisoire ». La mise en parallèle de cette question touchant l’historiographie de la Grande Guerre, avec le consentement à payer l’impôt sur le revenu, paraît pertinente : s’il peut être vilipendé, l’impôt sur le revenu est accepté par le plus grand nombre, dans la mesure où il existe une reconnaissance d’un État « juste et équitable ». Transposée à la guerre, l’hypothèse ne paraît pas fragile, mais permet d’avancer l’idée que les combattants français ne sont pas partis et n’ont pas tenu par patriotisme, mais en ayant en tête l’idée républicaine d’égalité proclamée alors entre citoyens. C’est bien quand celle-ci est fortement remise en cause ou ressentie comme étant remise en cause, à l’échelle de l’individu ou des groupes, que les stratégies d’évitement ou de contestation prennent de l’ampleur. Nous le voyons ici, ces propositions apportent du neuf sur le terrain de la discussion et non de la polémique stérile. Ces quelques nuances et le développement du chapitre II intitulé heureusement « La guerre en ses cultures », dans lequel l’expression « culture de guerre » est ouvertement discutée et mise au pluriel, apparaissent souvent pertinentes sur le fond. C. Prochasson interroge dans le même chapitre la nature de « l’histoire culturelle » en France, et plaide pour une « coopération disciplinaire » (psychologie, psychanalyse, anthropologie), afin de renouveler les perspectives de recherche. Ces propositions apportent plus que les pages dans lesquelles l’auteur tire à boulets rouges sur ses pairs, qui resteraient « crédules » face aux témoignages mal compris ou mal utilisés.

Le chapitre VII, consacré aux « témoignages des correspondances » comme lien social n’apporte rien de vraiment neuf, même si l’idée de prendre la lettre comme « objet » conservé, partagé, permet une ouverture sur des problématiques anthropologiques bienvenues.

Le chapitre X s’emploie à un « changement d’échelle », en étudiant un cas complexe, celui de Jean-Richard Bloch, agrégé d’histoire, écrivain, issu de la bourgeoisie juive. Si tout effort de représentativité d’un unique profil combattant s’avère assez vain, et nous rejoignons l’auteur sur ce point, celui-ci a d’abord le mérite de la singularité… C’est d’ailleurs un des traits caractéristiques des témoins cités dans l’ensemble des articles : à l’exception de quelques cas, nombreux sont ceux qui appartiennent à la catégorie des intellectuels de haut vol, universitaires ou écrivains. La correspondance de Jean-Richard Bloch apparaît comme celle d’un homme appartenant à l’élite intellectuelle de son temps, capable de puiser dans son bagage culturel les éléments donnant sens à l’événement traversé. Pour le besoin de la démonstration, ajoutons que Jean-Richard Bloch était socialiste avant guerre, et que son « consentement patriotique » d’août 1914 vient confirmer cette idée martelée tout au long de l’ouvrage. Jean-Richard Bloch est appelé ainsi à témoigner comme une sorte d’anti-Barthas bien trouvé. L’intérêt de l’exposé réside plus, à nos yeux, dans la confrontation que révèle la correspondance de l’écrivain entre son identité d’intellectuel et celle de ses camarades, son rapport d’homme de lettres aux autres et à l’action, qui prime en ces temps de guerre.

Le chapitre XI, consacré à la langue du front, s’inscrit encore dans une approche culturelle du conflit. On y comprend cette volonté de participation des sciences humaines, alors en plein essor, dans l’effort de compréhension de la guerre en cours, dans le souci de l’interpréter et d’en comprendre l’impact. Comme Jean Norton Cru, les linguistes, pour certains placés à la marge de l’Université, pensent le conflit comme un vaste laboratoire où recherches et théories trouvèrent un terrain propice d’élaboration. L’auteur y voit une volonté des contemporains de se pencher sur la question de l’incommunicabilité de la guerre. L’étude méticuleuse des arguments des uns et des autres, linguistes et grammairiens comme Dauzat, Déchelette, Sainéan ou Gauthiot, autour de la constitution (ou non) d’une « langue-poilue », de l’origine de mots comme « Boches » ou « poilus », ce dernier investi d’une dimension héroïque, séduit par ses conclusions (au-delà de la nouvelle affirmation de l’existence d’une« culture de guerre ») qui opposent demi-savants et grands hommes, arrière et front, science et expérience, la seconde venant heureusement soutenir la première.

Les livres marquants en histoire sont aussi ceux qui appellent à débattre. Dans le chapitre consacré à la « langue du feu » (chapitre XI), C. Prochasson écrit : « L’un des moteurs les plus efficaces de la recherche scientifique réside dans les controverses qu’elle ne se fait jamais faute d’engendrer ». Cette controverse doit être acceptée pour pouvoir faire avancer les fondamentaux de la recherche et ouvrir de nouvelles voies, sans sombrer dans un dénigrement encore un peu trop lisible dans plusieurs pages de l’ouvrage. On peut le regretter, tant ce dernier suscite en parallèle, le désir de continuer à interroger la Grande Guerre comme événement et mémoire résonnante encore aujourd’hui.

Alexandre Lafon


1 Pour une présentation de la controverses historiographique sur ces thèmes : A. Prost, « La guerre de 1914 n’est pas perdue », dans Le Mouvement Social, n°199, avril-juin 2002, pp. 95-102.

2 J. N. Cru, Témoins. Essais d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1929, Paris, Les Etincelles, 1929 et Presses Universitaires de Nancy, réédition 1993-2006.


Pour citer


Alexandre Lafon, « Compte rendu de Christophe Prochasson, 14-18. Retours d’expériences, 2008 », Le Mouvement Social, et en ligne : http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1562.


Christophe Prochasson, 14-18. Retours d’expériences. Paris, Texto, 2008, 431 pages.

http://mouvement-social.univ-paris1.fr/document.php?id=1562



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