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Quelle plaie! Tout le monde s'est mis au vert: espaces verts, numéros verts, classes vertes, prix verts, parti Vert... Et jusqu'à nos poubelles, que l'on repeint dans cette couleur censée évoquer la nature et la propreté. N'en jetez plus! Le symbole est trop beau pour être vrai, et nous ferions mieux de nous méfier, car, contrairement aux apparences, le vert n'est pas une couleur honnête. C'est un roublard qui, au fil des siècles, a toujours caché son jeu, un fourbe responsable de plus d'un mauvais coup, un hypocrite qui aime les eaux troubles. Même s'il avoue sa préférence pour cette couleur dangereuse (personne n'est parfait), notre guide de l'été, l'historien-anthropologue Michel Pastoureau (auteur d'Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Seuil), le reconnaît: la vraie nature du vert, c'est l'instabilité! Ce qui, somme toute, correspond assez bien à notre époque perturbée

 

Tout historien que vous êtes, vous n'en avez pas moins, envers les couleurs, votre part de subjectivité: votre couleur préférée, c'est le vert. Connaissez-vous l'origine de cette faiblesse?

 

Cela remonte à mon enfance, et à ma passion pour la peinture. Trois de mes grands-oncles étaient peintres de profession, même s'ils ne gagnaient pas facilement leur vie (l'un d'eux, spécialisé dans le portrait d'enfant pour famille bourgeoise, a d'ailleurs été ruiné par le développement de la photographie). Mon père adorait l'art, lui aussi, et il m'emmenait fréquemment dans les musées... J'ai logiquement bénéficié de cette tradition familiale et je suis devenu, dès l'adolescence, un peintre du dimanche. Je réalisais surtout des tableaux en camaïeu de verts. Pourquoi cette couleur? Peut-être parce que, enfant de la ville, j'étais fasciné par la campagne, et parce que c'était un bel exercice de retrouver et d'associer sur la toile les verts de la nature. Peut-être aussi parce que je savais déjà que le vert était considéré comme une couleur moyenne, plutôt mal aimée, et que je voulais d'une certaine manière le réhabiliter.

 

 

«A l'époque de Mahomet, tout endroit verdoyant était symbole de paradis»

 

 

Qu'entendez-vous par «moyenne»?

 

Une couleur médiane, non violente, paisible... Cela apparaît très clairement dans les textes romains et médiévaux, et dans un célèbre traité de Goethe de la fin du XVIIIe siècle: le poète (qui adore le bleu) recommande le vert pour les papiers peints, l'intérieur des appartements et spécialement, dit-il, la chambre à coucher. Il lui trouve des vertus apaisantes. Les théologiens qui ont codifié les couleurs liturgiques avaient la même opinion: le vert a été institué couleur des dimanches ordinaires.

 

C'est une couleur un peu terne, alors, sans histoire...

 

Détrompez-vous! Au fil des siècles, il a au contraire manifesté un caractère transgressif et turbulent. J'ai retrouvé une lettre d'un protestant français qui s'est rendu à la Foire du livre de Francfort dans les années 1540: «On voit beaucoup d'hommes habillés en vert, raconte-t-il, alors que, chez nous, cela traduirait un cerveau un peu gaillard. Mais ici ça semble sentir son bien!» Excepté en Allemagne, le vert était donc considéré comme excentrique. En fait, c'est une couleur passionnante pour l'historien, car il y a chez elle une étonnante fusion entre la technique et la symbolique.

 

Racontez-nous cela.

 

Le vert avait jadis la particularité d'être une couleur chimiquement instable. Il n'est pas très compliqué à obtenir: de nombreux produits végétaux, feuilles, racines, fleurs, écorces, peuvent servir de colorants verts. Mais le stabiliser, c'est une autre paire de manches! En teinture, ces colorants tiennent mal aux fibres, les tissus prennent rapidement un aspect délavé. Même chose en peinture: les matières végétales (que ce soit l'aulne, le bouleau, le poireau ou même l'épinard) s'usent à la lumière; et les matières artificielles (par exemple le vert-de-gris, qui s'obtient en oxydant du cuivre avec du vinaigre, de l'urine ou du tartre), bien que donnant de beaux tons intenses et lumineux, sont corrosives: le vert fabriqué de cette manière est un véritable poison (en allemand, on parle de Giftgrün, vert poison)! Jusqu'à une période relativement récente, les photographies en couleur étaient, elles aussi, concernées par ce caractère très volatil du vert. Regardez les instantanés des années 1960: quand les couleurs sont passées, c'est toujours le vert qui s'est effacé en premier. Conclusion: quelle que soit la technique, le vert est instable, parfois dangereux.

 

Couleur instable, elle est devenue la couleur de l'instabilité?

 

Exactement. La symbolique du vert s'est presque entièrement organisée autour de cette notion: il représente tout ce qui bouge, change, varie. Le vert est la couleur du hasard, du jeu, du destin, du sort, de la chance... Dans le monde féodal, c'est sur un pré vert que l'on s'affrontait en duel judiciaire; les jongleurs, les bouffons, les chasseurs s'habillaient de vert, de même que les jeunes et les amoureux, qui ont, comme on le sait, un caractère changeant (le «vert paradis des amours enfantines», ces émois naissants susceptibles de varier) ... Dès le XVIe siècle, dans les casinos de Venise, on jette les cartes sur des tapis verts (d'où l'expression «langue verte»: l'argot des joueurs) et, au XVIIe siècle, c'est aussi sur des tables vertes que l'on joue à la cour. Partout, on place son argent, ses cartes ou ses jetons sur de la couleur verte. C'est encore le cas aujourd'hui: les tables des conseils d'administration, où se décide le destin des entreprises, sont vertes. Les terrains de sport également, et pas seulement parce qu'il s'agit de pelouse: regardez la plupart des courts de tennis en dur et les tables de ping-pong.

 

Vert, couleur de la chance donc, et pas seulement de l'espérance... J'imagine que, comme pour les autres couleurs, le symbole est à double tranchant.

 

Bien sûr! Le vert représente la chance mais aussi la malchance, la fortune mais aussi l'infortune, l'amour naissant mais aussi l'amour infidèle, l'immaturité (des fruits verts) mais aussi la vigueur (un vieillard vert)... Au fil du temps, c'est la dimension négative qui l'a emporté: à cause de son ambiguïté, cette couleur a toujours inquiété. Ainsi, on a pris l'habitude de représenter en verdâtre les mauvais esprits, démons, dragons, serpents et autres créatures maléfiques qui errent dans l'entre-deux, entre le monde terrestre et l'au-delà. Les petits hommes verts de Mars, qui ne nous veulent pas du bien, ne sont autres que les successeurs des démons médiévaux. Aujourd'hui, les comédiens refusent toujours de porter un vêtement vert sur scène (la légende dit que Molière serait mort vêtu d'un habit de cette couleur); dans l'édition, les couvertures vertes des livres sont supposées avoir moins de succès, et les bijoutiers savent que les émeraudes se vendent moins que les autres pierres parce qu'elles ont la réputation de porter malheur. Toutes ces superstitions viennent d'un temps où le vert était instable et empoisonné.

 

Est-ce un hasard si le dollar, le roi des billets, est vert?

 

Il n'y a jamais de hasard dans le choix des couleurs! Autrefois, le symbole de l'argent, c'était le doré et l'argenté, qui, dans l'imaginaire populaire, rappelaient le métal précieux des pièces de monnaie. Quand les premiers billets de dollars ont été fabriqués, entre 1792 et 1863, le vert était déjà associé aux jeux d'argent et, par extension, à la banque et à la finance. Les imprimeurs n'ont fait que prolonger l'ancienne symbolique. Si l'argent n'a pas d'odeur, il a bien une couleur.

 

Cette instabilité du vert n'est-elle pas due au fait qu'il est une couleur un peu «entre-deux», le fruit du mélange du bleu et du jaune?

 

C'est une idée toute récente! Jamais nos ancêtres, avant le XVIIe siècle, n'auraient pensé fabriquer du vert par un tel mélange! Ils savaient très bien l'obtenir directement et, sur l'échelle des couleurs, ils ne le situaient pas entre le bleu et le jaune. Le classement le plus courant était celui d'Aristote: blanc, jaune, rouge, vert, bleu, noir... C'est la découverte du spectre par Newton qui nous a donné un autre classement, et ce n'est qu'au XVIIIe siècle que l'on a vraiment commencé à mélanger le jaune et le bleu pour faire du vert. Oudry, un peintre français, s'est d'ailleurs scandalisé de voir ses collègues de l'Académie des beaux-arts se livrer à une telle pratique. Les teinturiers, qui étaient très spécialisés, comme nous l'avons déjà vu, ont opposé eux aussi une résistance: les cuves de jaune et de bleu ne se trouvaient du reste pas dans les mêmes ateliers. Ils ont quand même fini par en venir au mélange, en utilisant l'indigo américain, importé massivement au XVIIIe siècle (la maîtrise de la Méditerranée par les Turcs gênait depuis le XVIe siècle l'approvisionnement en matières colorantes asiatiques). Une fois encore, la géopolitique a joué un rôle dans cette histoire.

 

Mais une couleur qui résultait d'un mélange n'avait pas la même valeur que les autres.

 

Les chimistes du XVIIIe siècle l'ont prétendu: ils ont avancé une théorie pseudo-scientifique définissant des couleurs «primaires» (jaune, bleu, rouge) et des couleurs «complémentaires» (vert, violet, orange). Cette thèse a influencé les artistes du XIXe et du XXe siècle, au point que de nombreuses écoles picturales ont décidé de ne plus pratiquer que les couleurs dites «de base», et éventuellement le blanc et le noir. Le mouvement du design, notamment celui du Bauhaus, qui souhaitait mettre en harmonie la couleur et la fonction des objets, a cru naïvement à cette «vérité» scientifique et a parlé de couleurs pures et de couleurs impures, de chaudes et de froides, de statiques et de dynamiques... Et c'est notre vert, ravalé au second rang, qui en a le plus souffert! Des peintres tel Mondrian l'ont presque banni de leurs productions. Sous prétexte de se conformer à la science, l'art a exclu le vert du monde des couleurs.

 

Pseudoscientifique, dites-vous. Cette théorie des couleurs primaires et complémentaires est pourtant encore proposée de nos jours. Elle serait donc absurde?

 

Elle ne repose sur aucune réalité sociale, elle nie tous les systèmes de valeurs et de symboles qui se sont attachés à la couleur depuis des siècles, elle refuse d'admettre que celle-ci est d'abord un phénomène essentiellement culturel. Une telle classification témoigne d'une étonnante méconnaissance de l'Histoire... Curieusement, elle a suscité une autre symbolique du vert: celui-ci étant considéré comme le «complémentaire» du rouge, couleur de l'interdit, il est devenu son contraire, la couleur de la permissivité. Cette idée s'est imposée à partir des années 1800, quand on a inventé une signalétique internationale pour les bateaux, puis a été reprise plus tard pour les trains et les voitures. Aujourd'hui, notre société urbaine en quête de chlorophylle en a fait un symbole de liberté, de jeunesse, de santé, ce qui aurait été incompréhensible pour un Européen de l'Antiquité, du Moyen Age et même de la Renaissance. Car, pour eux, le vert n'avait rien à voir avec la nature.

 

Allons donc! Rien à voir avec la nature?

 

Nos esprits modernes ont du mal à le comprendre, mais, jusqu'au XVIIIe siècle, la nature était surtout définie par les quatre éléments: le feu, l'air, l'eau, la terre. Seul le vocabulaire suggérait une relation entre le vert et la végétation: le mot latin viridis associe l'énergie, la virilité (vir) et la sève. Mais, dans nombre de langues anciennes, on confond le vert, le bleu et le gris en un même terme, la couleur de la mer en somme (c'est encore le cas en breton moderne, avec le mot glas). C'est peut-être l'islam primitif qui, le premier, a associé vert et nature: à l'époque de Mahomet, tout endroit verdoyant était synonyme d'oasis, de paradis. On dit que le Prophète lui-même aimait porter un turban et un étendard verts. Cette couleur est devenue emblématique dans le monde musulman, ce qui a contribué peut-être à la dévaloriser aux yeux des chrétiens dans les périodes d'hostilité.

 

En Occident, l'association du vert et de la nature est donc plus tardive.

 

Elle remonte à l'époque romantique. Par la suite, dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où certains commerces urbains se dotent de signes de reconnaissance, les apothicaires, dont la pharmacopée est à base de plantes, ont choisi ce vert végétal pour leurs croix (en Italie cependant, les croix des pharmacies sont rouges comme le sang de la vie). Remarquons que, depuis une vingtaine d'années en France, certaines pharmacies optent pour une croix bleue, sans doute pour rappeler le bleu hospitalier ou pour associer la pharmacie, non plus aux plantes, mais à la science et à la technique.

 

Tout ce qui est vert est maintenant présenté comme un gage de fraîcheur et de naturel.

 

Oui. Le vert de la végétation est devenu celui de l'écologie et de la propreté. A Paris, les poubelles, les bennes à ordures, et même les vêtements des éboueurs sont de cette couleur. Le vert est devenu le symbole de la lutte contre l'immondice, la plus hygiénique des couleurs contemporaines avec le blanc. Et nous avons maintenant des espaces verts et des classes vertes (déjà Zola disait aller «se mettre au vert à Auteuil», une expression qui semble assez cocasse aujourd'hui). On constate aussi, depuis une quinzaine d'années, une vraie frénésie de vert dans les logos et les armoiries des villages, des villes, des régions.

 

Et des clubs de football...

 

Oui. Les emblèmes des premiers clubs sportifs à la fin du XIXe siècle étaient essentiellement noir et blanc. Puis les couleurs ont évolué: blanc et rouge, blanc et noir, blanc et bleu... En football, le jaune (Nantes) et le vert (Saint-Etienne) sont plus récents et nous viennent probablement de l'engouement pour les équipes d'Amérique du Sud. Dans les enquêtes d'opinion, le vert vient en deuxième position des couleurs préférées, après le bleu. Et on l'associe maintenant à... la gratuité («numéro vert»). En fait, nos sociétés contemporaines ont entrepris une grande revalorisation du vert, autrefois couleur du désordre et de la transgression, désormais couleur de la liberté. Somme toute, je n'ai pas fait un mauvais choix.

 

Le vert - Celui qui cache bien son jeu

par Dominique Simonnet

L'Express du 26/07/2004   

Le bleu - La couleur qui ne fait pas de vagues par Dominique Simonnet

http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28849801.html

Le rouge - C'est le feu et le sang, l'amour et l'enfer

http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28890750.html


Le blanc - Partout, il dit la pureté et l'innocence

http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28941000.html

Le noir - Du deuil à l'élégance
...
http://philippepoisson-hotmail.com.over-blog.com/article-28969912.html

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