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http://media.rtl.fr/online/image/2010/0119/5932137492_La-Rafle.jpgLa Rafle est déjà un succès : le film a attiré plus de 800 000  spectateurs la semaine de sa sortie en salles (plus que le dernier Scorsese). Plus encore, il apparaît désormais comme un « document »  proposé pour l’enseignement. Il s’agit de le considérer comme tel en  décelant tout à la fois ses mérites, les importantes distorsions qu’il comporte et les questions qu’il pose.

Le meilleur du film est la description du travail policier, notamment de fichage de toute une population, et des mécanismes qui ont permis les arrestations. Car la persécution des Juifs en France et leur arrestation ont été d’abord des procédures administratives et bureaucratiques. Sans les fichiers établis pour le département de la Seine (qui englobait alors les communes de la proche banlieue), les arrestations de mai et de décembre 1941 et les rafles d’août 1941 et de juillet 1942 n’auraient pas été possibles. Il conviendrait peut-être de s’interroger sur les ruptures et continuités de pratiques policières appliquées à d’autres groupes pendant la guerre (les Tsiganes par exemple, qualifiés de nomades et munis depuis 1912 d’un livret anthropométrique, internés de 1940 à 1946, même si cet internement ne fut pas généralement suivi de déportation) et jusqu’à aujourd’hui, même si le destin de ceux qui en sont l’objet ne peut être comparé à celui des enfants juifs.

Mais ce film pose aussi un certain nombre de problèmes. D’abord, la description des Juifs de Montmartre à la veille de la rafle du Vél d’Hiv. Pendant les vingt première minutes, c’est à un tableau idyllique et lumineux de la vie juive dans un Montmartre d’opérette à l’écart de la guerre qui est dressée. Les femmes tricotent paisiblement dans les squares (avec quelle laine ?), chacun vaque à ses occupations (où sont les interdictions professionnelles ?),  la boulangerie ne manque pas  de pain. Le manège, celui qui tourne aujourd’hui aux pieds du Sacré-Coeur, signe l’anachronisme du tableau.

Les jeunes générations dont les grands parents sont désormais souvent nés après la guerre ont perdu le contact avec les récits qui insistent sur les difficultés de la vie quotidienne. Or les années d’Occupation ont été marquées par d’extrêmes difficultés matérielles et l’obsession du ravitaillement. « Paris est toujours Paris », dit la chanson d’Edith Piaf qui ouvre avec allégresse le film. Paul Eluard  décrivait tout autrement la ville lumière :  « Paris a froid. Paris a faim/ Paris ne mange plus de marrons dans la rue/Paris a mis de vieux manteaux de vieille/Paris dort tout debout sans air dans le métro/Plus de malheur encore est imposé aux pauvres. »

Cette population juive heureuse, gaie, insouciante semble toute surprise par l’ordonnance l’obligeant à porter l’étoile. Or ce n’est pas en 1942 que les interdictions professionnelles (celle d’enseigner par exemple), s’abat sur les Juifs en France, mais en 1940. Le « temps des décrets » (1940-1942), selon l’expression d’Edgar Faure à Nuremberg, qui comporte la spoliation des biens des Juifs, précède celui des rafles. Et les arrestations de mai 1941 et la rafle d’août 1941 ont déjà fait des coupes sombres dans la population juive parisienne. Des dizaines de Juifs sont morts de faim dans le camp de Drancy. Des milliers d’entre eux sont internés dans les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande et dans les camps de zone sud. Dans le malheur commun aux habitants d’une France dont les ressources, notamment alimentaires, sont pillées par les occupants, celui des Juifs étrangers est rendu plus aigu par les quelques deux cents décrets de Vichy et ordonnances allemandes qui les ont déjà très largement – et bien avant le port de l’étoile – plongés dans une misère encore plus noire que celle des années de crise.

Les sauveurs, ensuite : le film campe une  galerie de personnages populaires dans tous les sens du terme  (concierge, prostituée, pompiers, instituteurs, infirmière, plombier…) qui tous, à l’exception de la boulangère, viennent en aide aux Juifs. Ils sont crédités du sauvetage des 10 000 Juifs que la police française n’a pas pu arrêter. La réalité est infiniment plus nuancée. Une partie des Juifs (et notamment les enfants) ont été sauvés par l’action de réseaux juifs ; une autre partie par des stratégies familiales. Car beaucoup avaient compris qu’il ne fallait pas tomber aux mains des Allemands et sont déjà partis vers la zone libre. Lors des arrestations sur convocation dans les commissariats de quartier en mai 1941, près de la moitié de ceux qui avaient été sommés par « le billet vert » de s’y rendre avait choisie de ne pas répondre à la convocation.

Parmi ces personnages lumineux qui viennent en aide aux Juifs lors de leur arrestation, la très belle figure d’Annette Monod, tout juste diplômée de la Croix rouge. Ces « Justes » n’agissent que par empathie pour les persécutés, par bonté et dévouement à autrui. Annette Monod est protestante. Elle fait penser à une autre figure protestante, Madeleine Barrot, qui agit dans le cadre d’une autre organisation caritative, la CIMADE, créée à la veille de la guerre et qui fut active dans le secours et le sauvetage principalement dans les camps de la Zone Sud. Or la CIMADE existe toujours, et poursuit son oeuvre. Étudier son histoire pourrait constituer une piste de travail pour les enseignants.

Beaune-la-Rolande, maintenant. Il est d’abord curieux de voir les Juifs qui y sont acheminés le faire en chantant la vieille chanson populaire yiddish Mein Stetele Belz (Belz, mon petit village)… Cette folklorisation avec usage d’un yiddish de pacotille, donne une image des Juifs de l’immigration certes sympathique, mais un peu simplette. On s’aime ; on s’entraide ; on ne lutte pas. Le rôle des organisations caritatives juives ou de Résistance (des Éclaireurs israélites aux organisations communistes) est omis.

Et pourquoi avoir situé le camp d’internement de Beaune-la-Rolande en pleine forêt, abrité des regards, sans la moindre habitation aux alentours, alors qu’il faisait corps avec le village ? Cela évite de poser la question cruciale de la perception des camps du Loiret (Pithiviers et Beaune-la-Rolande) par les populations locales et de leur implication dans l’organisation du camp. Curieusement aussi, alors que le rôle de la police parisienne aidée par des miliciens est montré, les gendarmes sont pratiquement épargnés : la dramatique séparation des mères et des enfants est, dans le film, réalisée avec violence par les Allemands.

Surtout, ce film donne un récit plein qui ne laisse ouverte aucune question. Il répond à tout. Il explique tout dans  une position surplombante qui est celle du savoir d’aujourd’hui (et non celui des contemporains) et qui promène le spectateur au nid d’aigle de Hitler (avec une petite incursion à Birkenau où des corps brûlent dans les flammes), l’installe dans le bureau où Pétain converse avec Laval ou dans celui où les responsables français, Bousquet et Legay, négocient avec les nazis, l’introduit dans la préfecture de police. Pour qualifier le propos sans doute, on voit Hitler en personne se préoccuper de la déportation des Juifs de France et de la capacité de gazage et de crémation des corps… Nous savons qu’aucun ordre de Hitler n’a jamais été retrouvé ; qu’il n’a jamais mis la main à la réalisation concrète de la Solution finale.

La réalisatrice a résolu à sa manière, sans grand souci des témoignages ou documents, la lancinante question du qui savait quoi. D’où la scène (de pure invention évidemment) où le médecin de Beaune-la-Rolande, gaulliste, confie à Annette Monod que grâce à des Polonais évadés, on sait que les enfants sont gazés dès leur arrivée : « la BBC vient de donner l’information ».

Ce film plein de certitudes et de bons sentiments n’a guère suscité de débats. Ce passé qui ne voulait pas passer est-il désormais passé ? Il y a deux ans, Nicolas Sarkozy avait suscité un beau tollé en suggérant que chaque écolier adopte en quelque sorte un enfant juif déporté assassiné à Auschwitz. Initiative jugée morbide, accablante. La vision nouvelle de l’histoire mise en oeuvre par La Rafle, elle, est réconfortante. A l’exception des nazis, des policiers, des quelques dirigeants de Vichy (Laval, Bousquet), la mort des 4 000 enfants du Vél d’Hiv (et des 11 000 enfants juifs de France) est comme rédimée par le fait que les deux enfants auxquels le jeune public est supposé s’attacher – Jo Weissmann  et Nono – survivent. Si on a versé quelques larmes, on peut, à l’issue du film, les essuyer et sortir soulagé par cet happy end. Ce film est résolument du côté du bien et de la vie.

Il faudrait s’interroger sur l’énergie qui est mise depuis des années à transformer l’histoire du génocide des Juifs en une histoire acceptable pour les enfants. Une histoire pleine de compassion, de bonté, de dévouement, de vie, triomphe du bien sur le mal et qui installe chez tous une bonne conscience rétrospective. Une histoire sans silence ou sans creux et qui gomme l’inquiétude sur la nature humaine et sur les mécanismes politiques. Or enseigner l’histoire, ce n’est pas fournir une connaissance tout prête. C’est apprendre à questionner le passé.

Annette Wieviorka

Directrice de recherches au CNRS (Irice-Paris-I).

http://www.histoire.presse.fr/content/2_articles/article?id=12044#titre


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