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http://image.evene.fr/img/livres/g/2266072366.jpghttp://mots.extraits.free.fr/francoise_giroud1.jpgCritique du 05/10/1995 - Sans concession, mais avec passion, Françoise Giroud nous raconte Georges Clemenceau. Une belle occasion, pour le père fondateur de L'Express, de retrouver les colonnes de son journal.
« De grands hommes, le siècle n'en a pas compté beaucoup. Dans le champ des affaires publiques, on n'en voit guère que trois en Europe: de Gaulle, Churchill et Clemenceau. » Françoise Giroud est fulgurante, y compris dans l'excès et l'injustice. Que faites-vous, madame, pour ne citer que ceux que nous avons connus ensemble, de Jean Monnet, de Pierre Mendès France, de François Mitterrand ? On pourrait continuer. Je tenais à le dire, avant de tomber sous le charme de son grand homme préféré. Fabuleux bonhomme qui est amoureux à 82 ans, et fabuleuse Françoise qui écrit mieux que jamais.

Je pique au hasard dans son Cœur de Tigre. A 52 ans, il est éjecté de la politique par le scandale de Panama; battu dans son département, il devient « irascible, déprimé, insomniaque ». Personne ne parierait plus un sou sur sa carrière. Ses ennemis respirent.

Pendant près de dix ans - on n'en revient pas - il sera sur le sable, lâché, ignoré, « il touche le fond ». Son grand rival et adversaire, Raymond Poincaré, le juge avec dédain: « Il a mis toute sa lourdeur dans son style et toute sa légèreté dans sa vie .»

Sur son héros défait, Françoise Giroud écrit des pages étonnantes

Alors, Clemenceau avance sur deux fronts. Il décide d'écrire tous les jours dans L'Aurore, et inaugure une correspondance brutalement sexuelle et très répétitive avec deux maîtresses à la fois. « Toute ma vie j'ai été amoureux. »

Nous sommes à la veille de l'affaire Dreyfus. Il va s'attaquer à tous les pouvoirs établis, ouvrir les colonnes de son journal au fameux J'accuse, de Zola, et écrire lui-même, pendant les huit années de l'Affaire, 665 articles! Jusqu'à la réhabilitation de Dreyfus, que les « patriotes » ne vont pas lui pardonner de sitôt. Écarté, à la veille de la guerre, de la vie politique, il est aussi maltraité par la vie tout court. « Son crâne est chauve, sa moustache a blanchi, il est devenu, dit-il lui-même, gras, asthmatique, urémique...»

Sur son héros défait Françoise Giroud écrit des pages étonnantes. Il est opéré dans la clinique de la rue Georges-Bizet, à Paris, et il note, ravi: «Les deux choses les plus inutiles sont la prostate et le président de la République.»

Arrive 1914. Jaurès est assassiné. La France, avant la fin de l'année, va compter à elle seule 300 000 morts. Clemenceau s'écrie, parlant des ministres de son pays en guerre: « Ces gens-là me font déjeuner d'une colère et dîner d'une rage. »

Alors s'ébranle ce qui va devenir sa légende. Françoise Giroud nous raconte le prestige du vieil homme auprès des poilus. La guerre se traîne, avec des centaines de milliers de morts chaque année, pendant trois pleines années. Ses meilleurs amis lui conseillent de se montrer conciliant avec le président de la République, pour qu'il l'appelle.

Il répond: « Non. Je ne ferai pas ce signe... Regardez-moi et constatez que je suis foutu, pourri de diabète, à 76 ans. Poincaré peut m'offrir le pouvoir, mais je ne l'aurai pas cherché. »

Le président qui, enfin, le reçoit. Il est saisi, presque effrayé de le découvrir: « Il a engraissé; sa surdité a augmenté. Je sens tous les périls de cette aventure. Mais, s'il faut choisir entre Caillaux et Clemenceau, mon choix est fait. »

Il est tard. A ses collègues de l'Assemblée Clemenceau livre le fond de son cœur: « On m'a demandé une formule, la voilà: Je fais la guerre. Les Allemands peuvent prendre Paris, nous nous battrons sur la Loire, puis sur la Garonne, et s'il le faut sur les Pyrénées. Je continuerai de faire la guerre. »

L'accent que Churchill, à son tour, vingt ans plus tard, aura pour galvaniser l'Angleterre: We shall fight on the beaches, we shall fight in the streets. We shall never surrender. Clemenceau, Churchill, même combat, même patriotisme, même talent: sublimes dans les très grandes crises, odieux dans les temps ordinaires.

Enfin, la rencontre intime entre le chef de guerre et le pays jusqu'au jour béni du 11 novembre 1918 : la victoire. «A cet instant, nous confie Françoise Giroud émue, et nous avec elle, Clemenceau est la France, puissante, glorieuse, unanime, irréprochable, telle qu'elle ne sera jamais plus de toute son histoire. Jamais plus.»

Elle poursuit, impitoyable: « Si Clemenceau a gagné la guerre, il a perdu la paix. » La grande aventure va devenir tragique. Pour succéder à Poincaré à la présidence de la République, en 1920, les parlementaires lui préfèrent Paul Deschanel, celui-là qui finira fou, tombant de la fenêtre d'un train en chemise de nuit. « Faites élire le président de la République par des notables, dira de Gaulle, et ils choisiront toujours Deschanel contre Clemenceau. » Et le Britannique Lloyd George : « Cette fois, ce sont les Français qui ont brûlé Jeanne d'Arc! »

Foch meurt. Poincaré prie évidemment Clemenceau aux obsèques nationales, « pour la fierté de la France et la beauté de l'Histoire ». Le Tigre refuse et écrit: « Foch a eu de grandes heures, mais il a fait des choses qui ont brisé tous liens entre lui et moi. Et quant à Poincaré, c'est très simple: il me rend malade.» Malédiction de la politique française qui n'a pas fini de mutiler le pays. Le mérite de Françoise Giroud est aussi de n'en rien dissimuler.

C'est la fin. Seul, isolé, épuisé, à 88 ans, « il ne s'accroche plus à la vie qu'avec des ongles mous ». Et l'épitaphe de cette épopée d'un incomparable Français: « Anonyme, sans une inscription, sans une croix bien sûr, sans un signe, la tombe de Georges Clemenceau est à l'image de son orgueil. » Incomparable Françoise, qui ne se laisse, elle non plus, jamais avoir. Chapeau!

http://www.lexpress.fr/culture/livre/c-ur-de-tigre_818501.html

Françoise Giroud au cœur du Tigre

Par Jean-Jacques Servan-Schreiber (L'Express), publié le 05/10/1995


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